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  • [Hommage] Stuart Gordon

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    Stuart Gordon nous a quittés le 24 mars 2020 à l’âge de 72 ans. Il laisse derrière lui une œuvre unique, qui a marqué à jamais l’Histoire du cinéma fantastique. Pour lui rendre hommage, nous avons décidé de ressortir de nos archives un entretien inédit avec le maître, enregistré à l’occasion de Stuck (2007) et de la série Masters of Horror.

    Au sein de l’université du Wisconsin, le jeune Stuart Gordon et sa future épouse Carolyn Purdy montent la pièce de théâtre expérimentale The Game Show, où le public est directement visé par les comédiens et finit par se rebeller à chaque représentation. Quelques mois plus tard, ils récidivent avec une adaptation assez singulière de Peter Pan.

    « Notre version incluait une scène de nu » se souvient Gordon entre deux éclats de rire. « Et on s’est fait arrêter à cause de ça ! C’est vraiment arrivé ! Les comédiens n’étaient pas nus tout le temps, ce n’était que le temps d’une scène. C’étaient les années 60, et l’idée était de produire une satire politique. On a eu beaucoup d’ennuis, ma femme Carolyn et moi. On a failli passer dix ans en prison ! Heureusement, ils ont fini par nous laisser partir. » À leur libération, Gordon et Purdy fondent l’Organic Theater Company, qui joue entre autres la pièce Sexual Perversity in Chicago de David Mamet. Après dix années passées sur les planches, Gordon décide de se tourner vers le 7e Art.

    AU SERVICE DE LOVECRAFT

    Re-Animator sort en 1985 et provoque un électrochoc auprès des fans de cinéma d’horreur. Joli succès aux États-Unis, le long-métrage cartonne en France avec plus de 635.000 tickets vendus, une performance aidée par une sélection et un prix au Festival d’Avoriaz.

    « Quand je regarde en arrière, je me rends compte à quel point j’ai eu de la chance. La chance du débutant. Mon premier film a eu un succès inattendu. J’ai été formidablement bien entouré. Jeffrey Combs, Barbara Crampton et Bruce Abbott ont été des acteurs extraordinaires, mon producteur Brian Yuzna était prêt à prendre des risques et à parier sur moi. C’était aussi sa première grande production, donc c’était aussi un saut dans le vide pour lui. J’avais aussi un excellent directeur de la photographie, Mac Ahlberg. Je l’appelais « le professeur » : je n’avais jamais suivi de cours de mise en scène, donc il m’a appris comment faire un film. Vraiment, j’ai eu de la chance. »

    S’il laisse les rênes des deux autres Re-Animator à Yuzna, Gordon continue d’adapter Lovecraft avec From Beyond : aux portes de l’au-delà en 1986, coproduit par Charles Band, mis en musique par Richard Band et interprété par les excellents Jeffrey Combs et Barbara Crampton. Si le film est bien inférieur à Re-Animator, il est aujourd’hui considéré comme un objet extravagant et culte, en particulier dans sa version director’s cut. Après avoir signé le jouissif et très inventif Dolls – les poupées en 1987, où sa femme interprète une mégère qui se fait tuer à deux reprises, Gordon adapte Le Puits et le pendule d’Edgar Allan Poe en 1991, avec Lance Henriksen en tête d’affiche. Il revient en territoire lovecraftien avec Dagon en 2001, dont les mécanismes scénaristiques semblent adapter les jeux de rôle lovecraftiens autant que le livre du Reclus de Providence.

    « C’est un pur hasard. À vrai dire, je ne connaissais même pas l’univers des jeux de rôle quand j’ai tourné Dagon ; je les ai découverts des années après. J’ai fini par rencontrer des joueurs aguerris et j’ai trouvé nos échanges très intéressants, car ils connaissaient tous les détails des monstres de Lovecraft mais n’avaient jamais lu les histoires d’origine ! Je me rends compte maintenant que la structure et les mécanismes de Dagon sont très proches des jeux de rôle. On m’a dit aussi qu’un épisode des jeux Resident Evil ressemblait énormément au film (il s’agit de Resident Evil 4, sorti au début des années 2000 sur Gamecube et PlayStation 2 – NDR). »

    À la fin des années 2000, Gordon affirme qu’il n’en a pas encore fini avec H.P. Lovecraft.

    « Je travaille sur une nouvelle adaptation en ce moment même, d’après Le Monstre sur le seuil. C’est l’une des meilleures histoires de Lovecraft, mais c’est surtout – croyez le ou non – un récit très intime, qui parle de relations humaines. C’est différent de ce que j’ai pu tourner par le passé. Ce qui est sûr en revanche, c’est que je ne pourrai jamais réaliser le quatrième épisode de Re-Animator. Ça me déçoit. On aurait déjà dû le tourner après toutes ces années, mais nous avons laissé passer notre chance. Trouver les financements a été très difficile, parce que les gens ont peur de ce sujet. L’administration Bush a réveillé les consciences conservatrices. On aurait dû faire ce film en 2005, juste après Beyond Re-Animator de Brian Yuzna. Mais maintenant je crois que c’est trop tard. »

    Pour des raisons obscures, Gordon n’aura pas plus de succès avec Le Monstre sur le seuil, le projet rejoignant Les Montagnes hallucinées de Guillermo del Toro au panthéon des grandes adaptations avortées de Lovecraft.

    UN PIED DANS LA SF

    Si sa carrière dans l’horreur semble le définir, Gordon garde un penchant très affirmé pour la science-fiction. En 1989, il réalise le film de robots géants Robot Jox, ancêtre de Pacific Rim servi par de jolis effets visuels en stop motion signés David Allen (Le Secret de la pyramide, Willow). Cette série B est d’un kitsch absolu mais possède aussi un sacré charme, dû à la fois à la candeur de Gordon et à un concept furieusement original.

    « Ce qui compte avant tout pour moi, c’est l’histoire. J’aime aborder différents domaines. Je pense que si l’on reste bloqué trop longtemps dans un genre, on finit par s’ennuyer et le public le ressent. Les spectateurs vont se fatiguer, à la longue. C’est donc important pour moi de varier les plaisirs et de ne pas me répéter. Si l’histoire est bonne et surprenante, si je ne l’ai jamais vue auparavant, je suis intéressé par le projet. »

    Sorti en 1992, Fortress est une autre série B high concept à l’actif de Stuart Gordon, mais bénéficie cette fois-ci d’un casting quatre étoiles : Christophe Lambert, Kurtwood Smith (le légendaire Clarence Boddicker de RoboCop), Jeffrey Combs et Vernon Wells (Mad Max 2 : le défi, Commando et L’Aventure intérieure).

    En 1996, Space Truckers permet à Gordon de diriger Charles Dance (Alien3, Game of Thrones), Dennis Hopper (tout juste sorti de Speed et Waterworld), ainsi que Stephen Dorff, dont la carrière vient de décoller grâce à La Puissance de l’ange et La Nuit du jugement.

    « J’espère que tous ces comédiens ont accepté de collaborer avec moi sur la base de mon travail. J’adore les acteurs, et il y a beaucoup de gens talentueux parmi eux. Je travaille toujours avec des comédiens qui ont le sens de l’aventure. Ceux qui n’ont pas peur de prendre des risques. C’est très excitant d’avoir un acteur qui vous inspire, et vous donne envie de faire de votre mieux au jour le jour. »

    ÉQUILIBRE BUDGÉTAIRE

    On pourrait croire que le style visuel très brut et le format étroit souvent employés par Gordon correspondent à des choix créatifs conscients, mais ils ont selon lui été imposés par des limites budgétaires rencontrées de film en film.

    « J’aime le Cinémascope, je l’ai déjà utilisé dans Space Truckers. Mais quand on travaille en Scope, tout est plus lent sur le plateau que si on utilisait du 1.85. Il faut plus de lumière, l’installation demande plus de temps, donc plus d’argent. Pour ce qui est de mon style, j’essaie d’être le plus subjectif possible. Je veux que le public ait l’impression d’être dans le film ; ça a toujours été mon but. Évidemment, j’ai appris avec mes films de science-fiction que le budget est une donnée primordiale pour ce type de projet. Ironiquement, les plus gros budgets de ma carrière ont été ceux de Fortress, Robot Jox et Space Truckers. Ce dernier a coûté 25 millions de dollars, mais au final, on a essayé de trop en faire ; je voulais voir à quel point je pouvais exploiter chaque centime à l’écran. Je suis très fier de Robot Jox, en particulier aujourd’hui, avec la sortie des films Transformers. J’ai fait ce film dans les années 1990, et il a fallu attendre tout ce temps avant que Hollywood ait l’idée de tourner un nouveau film de robots géants. »

    Stuart Gordon aurait-il pu s’épanouir dans les conditions de production d’un blockbuster hollywoodien ? On se permet d’en douter.

    « Il faut faire attention à ne pas se vendre au système. Ce qui est bien avec les petits budgets, c’est qu’on me laisse toujours le final cut. Je peux faire le film que j’ai en tête. Il y a très peu d’interférences de la part des producteurs. Quand on travaille pour un gros studio, on se retrouve soudain à devoir négocier avec vingt personnes différentes, et toutes vous disent ce que vous devez faire. Le film est en fait réalisé en comité. Il faut trouver le bon équilibre. »

    En 1988, le réalisateur manque de peu de se retrouver à la tête d’une superproduction financée par Walt Disney : Chérie, j’ai rétréci les gosses, dont il a lui-même développé l’histoire main dans la main avec Brian Yuzna. Une lourde maladie frappe toutefois le cinéaste à quelques semaines du tournage, et face à la pression des assurances, il doit jeter l’éponge. Joe Johnston récupère le projet au vol, au grand bonheur de Disney.

    En 1993, Gordon participe de nouveau à un énorme film de studio, cette fois-ci chez Warner Bros. D’après un traitement de Larry Cohen, il cosigne avec Dennis Paoli (son coscénariste de Re-Animator et From Beyond) le script de Body Snatchers, l’invasion continue d’Abel Ferrara, fabuleux thriller de SF qui semble avoir été réalisé par John Carpenter en personne. Cette carrière en dents de scie amène Gordon à pondre la série Z Castle Freak en 1995, qui malgré la participation de Jeffrey Combs et une influence évidente d’Edgar Allan Poe reste à ce jour son long-métrage le plus faible. Gordon se rattrape l’année suivante en écrivant, toujours avec Paoli, le scénario du Dentiste, dont s’empare son ami Brian Yuzna.

    RÉ-ORIENTATION

    Au début des années 2000, la carrière de Stuart Gordon fait un virage à 90 degrés, et troque l’horreur baroque d’autrefois contre des faits divers glauques mais ancrés dans le réel.

    « C’est vrai que mes trois derniers films marquent une nouvelle direction dans mon travail. C’est parce que j’ai commencé à réaliser une chose : ce que les gens se font les uns aux autres est beaucoup plus horrible que tout ce que vous pouvez inventer. »

    D’une violence froide et déstabilisante, King of the Ants illustre parfaitement les angoisses de Gordon. Le film a droit à une jolie tournée dans les festivals du monde entier en 2003, avant de sortir de façon assez confidentielle sous forme de direct-to-video.

    « Contrairement à ce qu’on pense, mes derniers films ont rencontré un certain succès. King of the Ants a coûté si peu d’argent qu’il a largement remboursé l’investissement de départ. Je n’ai pas fait fortune avec ce film, mais personne n’a rien perdu, en tout cas. Je crois que la même situation s’est répétée pour la plupart de mes longs-métrages. Ce qui ne rend pas les choses plus faciles pour autant. Cela fait plus de 20 ans que je fais ce métier, et c’est aussi compliqué aujourd’hui que ça l’était à l’époque de Re-Animator. Les sujets que j’aime aborder sont hors normes, et j’imagine que ça n’aide pas. Les producteurs me demandent souvent : « À quel film ça va ressembler ? ». Je me gratte la tête pour trouver un succès auquel ils pourraient se raccrocher, mais je ne trouve jamais rien. Edmond, par exemple, n’a aucun équivalent. »

    Monté avec l’appui de vingt producteurs différents répartis sur douze compagnies, pour un budget final de deux millions de dollars, Edmond est effectivement un objet filmique non identifié, qui marque les retrouvailles entre Gordon et l’auteur David Mamet.

    « Je trouvais déjà que la pièce de théâtre de Mamet était très cinématographique : on suit ce personnage à travers de nombreux décors. Quand ma fille a vu le film, elle m’a dit que ça lui faisait penser à Alice au pays des merveilles. Chaque lieu dans lequel il entre est un nouveau monde. Le texte est donc taillé pour le cinéma, à mon avis. J’ai essayé de faire des choses assez spécifiques avec ce projet. Dans la pièce, le héros va voir une liseuse de bonne aventure, qui lit dans la paume de sa main. J’ai préféré utiliser des cartes de tarot, parce que c’était à mon avis plus intéressant d’un point de vue visuel. Mais pour le reste, je dois créditer monsieur Mamet. Son script avait une dimension très onirique. Le personnage était quelque part à un moment, et ailleurs la minute d’après. Il regarde les cartes de tarot, puis dans le plan suivant, il regarde son assiette, et on se rend compte qu’il est en train de dîner chez lui. C’est comme ça que fonctionnent les rêves. Soudain, on se retrouve ailleurs et on ne sait pas comment on est arrivé là. Ça m’a aidé à définir le style visuel du film. C’est surréaliste, d’une certaine manière. »

    LA VALSE DES ÉGOÏSTES

    En 2007 sort l’ultime long-métrage de Stuart Gordon, Stuck – instinct de survie, une formidable satire sociale où une infirmière bien sous tous rapports heurte en voiture un vieil homme désœuvré, qui finit coincé dans son pare-brise. Plutôt que d’appeler les secours, la jeune femme décide d’enfermer le blessé dans son garage, en attendant de trouver une solution à l’affaire.

    Porté par les performances de Mena Suvari et Stephen Rea, Stuck impressionne par le nihilisme de son propos et par le cynisme de son personnage principal, reflétant l’ultra individualisme de l’Amérique de Bush.

    « Je pense que les films doivent toujours commenter la société dans laquelle ils ont été tournés. Stuck parle de la fin des années 2000 ; il s’agit d’une époque très égoïste. Les gens ne s’aident plus, ils ne pensent qu’à servir leurs propres intérêts. Ils vivent dans une bulle, fermés sur eux-mêmes. On ne peut même plus exprimer de la compassion ou de l’intérêt vis-à-vis des autres sans passer pour un imbécile, un faible ou un perdant. Stuck s’inspire d’un fait divers qui s’est produit il y a quelques années. C’était dans les journaux, et je n’arrivais pas à croire ce que j’étais en train de lire. On ne pouvait pas imaginer un truc pareil, c’était trop étrange. Une femme connue pour être aimante, qui s’occupait de personnes âgées dans une maison de retraite, ne pouvait pas faire quelque chose comme ça. Qu’est-ce qui la pousserait à agir de la sorte ? C’est ça qui m’a intrigué. »

    Il y a fort à parier que l’élection de Trump et ses conséquences dramatiques sur la société américaine aient inspiré à Stuart Gordon quelques concepts mordants ; il n’aura hélas pas eu le temps de les porter à l’écran.

    SOURCE: Mad Movies - 12/06/2020

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    Auteur du pétaradant Versus, l’ultime guerrier, du délirant Godzilla: Final Wars et du cauchemardesque Midnight Meat Train d’après Clive Barker, Ryûhei Kitamura s’est construit en 20 ans une carrière terriblement atypique, ponctuée de délires expérimentaux en tout genre. Le cinéaste retrace ce parcours hors-norme, de ses débuts DIY nippons aux plateaux hollywoodiens plus ou moins argentés.

    Vous avez été révélé par Versus, l’ultime guerrier, un film 100 % indépendant mélangeant de façon expérimentale action et horreur.

    Effectivement Versus n’est pas un film d’horreur basique. Au début des années 2000, il a été projeté au festival de Yubari, qui est l’une des plus grosses manifestations cinématographiques du Japon. On n’avait même pas de distributeur ! L’un des membres du jury était Mataichirô Yamamoto, le seul producteur nippon à avoir travaillé avec George Lucas. Ils ont fait ensemble un excellent film intitulé Mishima – une vie en quatre chapitres en 1985 (réalisé par Paul Schrader – NDLR), puis en 1992, il a collaboré avec Francis Ford Coppola pour produire Wind de Carroll Ballard.

    C’était une légende vivante, et il est venu voir Versus ! Je l’ai rencontré après la projection, et on a discuté dans un tout petit bar jusqu’à trois heures du matin. Il a pointé du doigt une chose que personne d’autre n’avait remarquée. Tout le monde me parlait de l’action, des zombies, des samouraïs, etc. Oui, tout ça m’amusait aussi, mais Yamamoto s’est concentré sur autre chose. Pendant le Q&A, j’avais expliqué le financement complètement fou du film : mon enveloppe de départ de 15.000 dollars s’était épuisée en dix jours, et j’avais dû emprunter de l’argent supplémentaire à tous mes amis et mes proches. Yamamoto m’a dit :

    «Tu n’as jamais abandonné, alors qu’il n’y avait aucun producteur, aucun sponsor, aucun distributeur. Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’est ton obstination à tourner la plupart de tes plans en Dolly ! Quand on est un amateur avec zéro budget, on opte pour la caméra portée. C’est beaucoup plus facile, mais tu as pris la peine d’installer des rails de travelling dans la jungle ou sur une colline ! »

    J’étais tellement content d’entendre ça. Quelqu’un avait enfin remarqué ! Je l’ai remercié de tout mon coeur et lui ai dit :

    «Je voulais faire un putain de film, pour un gigantesque écran de cinéma ! Et ce n’est pas parce qu’on n’a pas d’argent qu’on doit avoir l’air fauché ! »

    Je le pense toujours. Le public se fout totalement du budget. Il paie le même prix, donc on doit lui en donner pour son argent. En entendant ça, Mataichirô a répondu :

    «Je veux que tu fasses mon prochain film.»

    Et c’était Azumi !

    Après Azumi, vous avez tourné Godzilla: Final Wars, en rupture totale avec les épisodes un peu obsolètes de l’époque.

    Godzilla: Final Wars est un peu arrivé de nulle part. Yamamoto avait dû se battre pour que j’obtienne le job sur Azumi, car je n’étais personne ! Versus n’était même pas encore sorti, donc tout le monde lui demandait :

    « Qui est ce type ? Tu veux lui confier notre plus gros budget de l’année ? Tu es devenu cinglé ? ».

    Je lui dois vraiment beaucoup, et au final je reste très fier d’Azumi. Quand on fait un film, il y a un million de choses qui peuvent vous mettre dans une merde noire, un million de raisons de se planter, et j’ai toujours tendance à chercher l’ennemi qui se cache à l’intérieur. S’agit-il d’un producteur, d’un technicien ? Il y a toujours quelqu’un pour essayer de vous mettre des bâtons dans les roues. Mais quand le film sort enfin en salles, il est ce qu’il est et il faut l’assumer comme tel. Il faut vivre avec jusqu’à la fin de ses jours.

    Heureusement, je n’ai jamais eu honte d’aucun de mes films. Azumi a été mon premier long-métrage professionnel, et il m’a permis de rendre hommage à l’univers d’un manga que j’adore. C’était une adaptation, contrairement à Versus qui était mon bébé à 100 %. Adapter l’œuvre d’un autre est un processus très difficile. C’est une responsabilité plus grande, car il y a une histoire et un vécu derrière tout ça. J’ai donc mis toute mon énergie dans Azumi, et ça m’a fait passer au niveau supérieur.

    Le jour de la première, j’ai rencontré le big boss de la Toho, Yoshishige Shimatani. Nous avons pris un café à Tokyo et il m’a dit :

    « J’aime beaucoup ce que vous avez fait. Nous avions beaucoup de doutes à votre égard, mais vous nous avez convaincus. Toho veut que vous fassiez le prochain Godzilla. ».

    Je l’ai remercié de tout mon cœur ! Ils m’ont appelé quelques jours plus tard, et j’ai rencontré le producteur Shôgo Tomiyama. Il m’a demandé :

    « Voulez-vous entrer dans le ring et vous battre avec Godzilla ? »

    J’ai essayé d’être respectueux et honnête à la fois. Je lui ai répondu :

    « J’adore Godzilla, évidemment, pour un réalisateur japonais, c’est un grand honneur. Et en plus, ce film marquera le cinquantième anniversaire de la saga, et vous me dites qu’il n’y aura pas de nouvel épisode avant un moment ! Donc oui, je suis un grand fan de Godzilla, mais je dois avouer que je n’aime pas les films qui sont sortis après le nouveau millénaire. ».

    Et c’est vrai : visuellement, je n’aime pas ce qu’ils ont fait. Les effets visuels avec les costumes de monstres et les miniatures fonctionnaient il y a quelques décennies, mais les temps ont changé. Independence Day avait ringardisé les vieilles techniques, et on ne pouvait plus tourner des scènes de destruction massive comme dans les années 50 ! Et il ne fallait pas non plus sur-éclairer chaque parcelle du plateau, sinon le spectateur devient conscient plan après plan qu’il est face à des miniatures et des types en costume !

    À l’époque, Godzilla était en train de perdre son influence au Japon. Ils produisaient un nouveau film presque chaque année, mais le département animation de la Toho était le seul à rapporter de l’argent. Ils faisaient souvent des projections de type « double feature », en combinant le dernier Godzilla avec un animé pour les gosses. Les gens venaient pour l’animé, et partaient au début de Godzilla ! J’ai donc dit à Tomiyama :

    « Franchement, Godzilla n’est pas une face B. Godzilla est le roi ! ».

    Il m’a alors répondu qu’ils étaient bien conscients du problème, et c’était d’ailleurs pour cette raison qu’ils voulaient faire une pause avec la franchise. Ils m’ont engagé, Il y a une scène très drôle où Godzilla annihile Zilla, la version de Roland Emmerich.

    Tomiyama avait déjà un concept assez brut de Final Wars quand je suis arrivé : il voulait réanimer quelques monstres célèbres de la saga. Un jour, pendant l’écriture du script, on a amené toutes ces figurines de kaijus dans les bureaux de la Toho et on les a posées sur la table. On a choisi nos protagonistes comme ça ; je voulais en inclure le plus possible, mais on ne pouvait pas avoir tout le monde. À un moment, Tomiyama s’est tourné vers moi et m’a dit :

    « Tu sais, on a même les droits du Godzilla hollywoodien ! »

    « Quoi ? OK, on va inclure un combat entre lui et Godzilla, et le nôtre va défoncer la gueule de l’Américain ! Il faut absolument faire ça ! ».

    Je voulais tourner une séquence beaucoup plus longue, mais on n’avait plus assez de budget. Je reste très content de cette scène. Elle a d’ailleurs été filmée à Sydney en Australie, où j’ai fait mes études de cinéma. C’était sympa de retourner là-bas : c’est presque mon second chez-moi.

    Comment vous êtes-vous retrouvé impliqué dans l’adaptation de Midnight Meat Train ?

    Avec Versus et Azumi, je suis devenu du jour au lendemain une sorte de vedette, et ça m’a donné des ailes. J’ai tourné Aragami, Sky High, je me suis éclaté comme un dingue. Mais après avoir travaillé pendant plus d’un an sur Godzilla, je me suis dit que j’avais besoin de m’éloigner de la production japonaise pendant un temps.

    Mes proches m’ont dit que j’étais devenu fou. Après tout, je venais d’enchaîner trois cartons au box-office local. On m’a dit :

    « Tu veux abandonner ça et aller à Hollywood, où personne ne te connaît ? »

    Mais j’ai toujours vécu ma vie ainsi. Donc, après Final Wars, j’ai pris six mois de vacances, et j’ai engagé un agent aux États-Unis. C’est comme ça que ça se passe là-bas, on doit être représenté soit par un manager, soit par un agent. Cette personne vous envoie un script et si vous l’appréciez, vous le lui faites savoir. Vous êtes alors propulsé dans une sorte de compétition infernale : un producteur sélectionne en général une vingtaine de réalisateurs potentiels, via les agents, et vous devez pitcher ce que vous voulez faire avec leur film. La route est très longue. On commence à vingt, puis on passe à cinq, puis à trois, et ensuite à un. Je vivais encore au Japon quand mon agent m’a parlé d’un projet.

    Il m’a envoyé le scénario, et ça s’appelait Fast and Furious 3. Il insistait vraiment pour que je le fasse, car c’était un très gros budget. Et comme ça allait se tourner au Japon, j’étais le candidat idéal ! J’ai passé quelques entretiens avec les exécutifs, et je leur ai envoyé toute une liste de notes pour modifier le script. Je suis quelqu’un de très direct, et je leur ai dit que ça ne me gênait pas forcément qu’un film américain puisse offrir une vision un peu caricaturale du Japon. En revanche, je ne pouvais pas faire ça moi-même ! Le scénario ne semblait pas du tout se dérouler au Japon, et je ne voulais pas manquer de respect à mon propre pays. Je leur ai donc suggéré plein de changements et j’ai même travaillé sur quelques story-boards, notamment pour la séquence finale. Je pensais avoir obtenu le job, mais il faut savoir qu’à Hollywood, il y a toujours plusieurs chevaux. Le studio a son réalisateur préféré, le producteur a le sien. Parfois, la star a son réalisateur préféré ! Tout cela est très politique. Au bout du compte, quelqu’un a tranché, et pas en ma faveur. Ils ont dit :

    « On a un script prêt à tourner, l’argent est à la banque, pourquoi devrions nous écouter les idées de ce metteur en scène ? »

    Mon agent a été très déçu, mais je lui ai dit :

    « Franchement, il doit bien y avoir quelque chose qui me corresponde davantage ! »

    Et juste après, j’ai décidé de quitter cette agence. Ce n’était pas la bonne adresse pour moi : ils m’avaient fait tourner en rond pendant un an, pour rien. Or à Hollywood, on ne quitte pas son agence comme ça ! Ça ne se fait pas. C’était sans doute une mauvaise décision, mais tant pis. Et entre nous, personne n’imaginait que Fast and Furious allait devenir un phénomène mondial quelques années plus tard. Si j’avais su, j’aurais accepté le job sans négocier ! J’aurais dit :

    « Oui bien sûr ! Aucune note ! Je filme ce script tel quel ! »

    Au lieu de ça, je me suis retrouvé tout seul. Une amie américaine m’a engueulé :

    « Tu es barge ? Qui va t’envoyer des scripts ? Qui va organiser les rencontres ? »

    Je lui ai dit que je trouverais un moyen… et c’est ce qui s’est produit quelques semaines plus tard. Je devais me rendre au Comic-Con de San Diego pour présenter une projection d’Azumi. Là-bas, je rencontre un gars qui est fan de mon travail. Il se présente en me disant qu’il est l’un des producteurs de la série Afro Samurai. Wow ! Génial ! Il me dit qu’il veut me présenter au créateur de la série Takashi Okazaki. Il poursuit :

    « Vous savez, Samuel L. Jackson ne devrait pas tarder à arriver, ce serait super que vous puissiez le rencontrer. »

    Il passe un coup de fil à la manageuse de Jackson, qui lui demande de lui répéter mon nom. Elle dit :

    « Très bien, je vais en parler à Sam »,

    et elle raccroche. Mais quelques secondes plus tard, elle rappelle :

    « Est-ce bien le réalisateur de Versus, Azumi et Godzilla: Final Wars ? Sam arrive tout de suite ! »

    Incroyable. On nous présente et Sam me pose un million de questions.

    « Comment avez-vous fait ce plan à 360 degrés dans Azumi, comment avez-vous réalisé telle ou telle scène dans Versus ? »

    On passe une super soirée, et à la fin, Sam dit à sa manageuse :

    « Il faut que tu regardes les films de ce type. Ce week-end ! »

    Elle l’a fait et m’a appelé le lundi matin. En fait, elle représentait la société Anonymous Content, qui m’a ouvert ses portes. J’ai signé avec eux et je suis rentré à la maison. Deux mois plus tard, je suis retourné à Los Angeles, et pas du tout pour des raisons professionnelles. Je suis un grand fan de rock, en particulier du groupe Asia. Ils ont organisé une tournée pour la première fois en 23 ans, et j’ai décidé de les suivre le long de la côte californienne pour assister à tous leurs concerts ! Un jour, j’ai appelé ma nouvelle manageuse et je lui ai dit que je suivais Asia jusqu’à dimanche. En gros, je lui ai donné du lundi au vendredi pour m’organiser des rendez-vous ; le samedi, j’ai réservé une place dans un parc d’attractions, et j’ai booké mon avion pour le soir. Le lundi matin, elle a réussi à me caler un premier rendez-vous chez Lakeshore, où j’ai été reçu par le producteur Gary Lucchesi. On a parlé de pas mal de choses, pas d’un projet en particulier, et à la fin il m’a dit :

    « Je crois que j’ai quelque chose pour vous. ».

    Là, il me tend un script et je lis le titre « Midnight Meat Train ». Je lui rends aussitôt en disant :

    « Il s’agit bien de la nouvelle de Clive Barker, tirée des Livres de sang ? Je ne veux même pas lire ça. Je ne peux pas croire que vous ayez un scénario digne de ce monument. C’est un classique, c’est l’Arche, ce n’est même pas la peine d’essayer, vous allez tout dégueulasser, et ensuite vous ferez des remakes, des suites… Je ne veux pas le faire, et je ne veux pas que vous le fassiez. ».

    Il a explosé de rire :

    « Vous savez quoi, on développe ça avec l’équipe de Clive, on est très proches, donc prenez le quand même, lisez le à l’hôtel, et revenez mercredi. Si ça ne vous plaît pas, on trouvera autre chose. ».

    Je l’ai lu le soir même… et effectivement, il y avait du potentiel. Certaines choses ne fonctionnaient pas, mais on pouvait les améliorer. Adaptée littéralement, la nouvelle aurait donné un court-métrage de 20 minutes, et le scénariste Jeff Buhler avait réussi à étirer l’histoire jusqu’à 90 minutes de façon convaincante. Je suis donc retourné voir Gary le mercredi, et je lui ai dit qu’il y avait peut-être quelque chose. Lakeshore était alors une compagnie en pleine ascension. Ils venaient de remporter l’Oscar du Meilleur Film avec Million Dollar Baby et avaient fait fortune avec Underworld.

    J’ai dit que j’étais partant, et Gary m’a invité à revenir deux jours plus tard. Me voici donc de retour le vendredi, et là je dois rencontrer Tom Rosenberg, le grand patron. C’est l’archétype du boss de studio hollywoodien : il a l’air cool et riche. C’est le type qui n’a jamais perdu depuis sa naissance. Tom ne m’a même pas adressé un sourire. Il m’a regardé en silence et Gary, assis à ses côtés, m’a lancé :

    « Peux-tu lui expliquer ce que tu veux faire avec le film ? »

    J’étais un peu vexé par l’attitude de Tom, un peu agacé aussi, donc j’ai répondu froidement :

    « La raison pour laquelle je suis devant vous, c’est que je suis très bon, surtout dans l’horreur, l’action et l’inventivité visuelle. Mais faire juste de l’action et juste de l’horreur ne m’intéresse plus. Ce qui compte le plus pour moi, ce sont les personnages. Ce que j’aime vraiment dans ce script, c’est ce jeune photographe qui veut devenir quelqu’un à tout prix. Ça, c’était moi il y a dix ans. Je n’étais personne, je n’avais pas d’argent, et je disais à tout le monde qu’un jour, je réaliserais des films à Hollywood. Si un gros producteur comme vous m’avait demandé il y a dix ans de tuer un connard et d’enterrer son corps dans le désert en échange d’un poste de réalisateur, je l’aurais fait ! Je comprends ce personnage, et donc je peux faire en sorte que sa trajectoire dramatique fonctionne. »

    Je n’ai rien dit d’autre. Les pitchs à Hollywood, c’est tout une histoire, il y a beaucoup de baratin. Il faut parfois tourner un teaser, montrer des artworks… Moi, je n’avais rien à montrer. Je leur ai dit :

    « Merci pour votre temps, au revoir »,

    et je suis parti. J’étais encore en colère quand j’ai atteint ma voiture. Pourquoi ce type ne m’avait-il pas souri ? J’allais quitter le parking quand ma manageuse m’a appelé :

    « Tu as le job, fais demi-tour. Je n’ai jamais vu un client de passage à Los Angeles pour voir un concert et qui soit reparti avec un contrat en cinq jours ! ».

    Avez-vous eu du mal à vous adapter aux contraintes de la production hollywoodienne ?

    Disons que je me suis vraiment battu pour toutes mes idées, séquence après séquence. Les producteurs n’arrêtaient pas de me dire :

    « Il faut que tu fasses davantage de coverage. Fais des gros plans, fais des plans larges, comme ça on ne sera pas surpris quand il faudra monter. »

    Mais je ne voulais pas découper mon film de cette manière. Voilà pourquoi la première séquence de meurtre est tournée en plan-séquence : au montage, je n’avais pas de plan de coupe pour modifier quoi que ce soit ! Quand j’ai commencé à travailler à Hollywood, j’ai vite compris qu’on était dans un système proche de celui de McDonald’s. Partout dans le monde, vous trouverez une qualité similaire dans tous les McDo. Ce n’est certainement pas de la cuisine cinq étoiles, mais ça se mange. Hollywood, c’est exactement ça. Leur système est formaté, et vous pousse à travailler d’une façon bien précise, en vous couvrant le plus possible.

    Et à la fin, les producteurs peuvent virer le réalisateur sans problème et monter le film comme ils l’entendent, parce qu’ils ont le choix dans les angles de prises de vues ! Je comprends le procédé. Mais sincèrement, qui a envie de connaître l’identité du putain de chef dans la cuisine d’un McDonald’s ? Je me considère comme un « Sushi Chef », et je veux proposer des recettes uniques. Il faut trouver un équilibre quand on bosse là-bas, sinon on a vraiment l’impression d’être à l’usine. Heureusement, les producteurs de Midnight Meat Train m’ont écouté et soutenu. J’ai eu une vraie liberté créative, ce qui est formidable pour une première expérience américaine.

    Bradley Cooper est aujourd’hui une star, mais il était encore relativement inconnu à l’époque de Midnight Meat Train…

    Chez Lakeshore, on m’avait installé dans un grand bureau avec plein de vitres donnant sur un open space. Là-bas, ils appellent ça un « fish tank » : il y a du verre sur 360 degrés ! Au Japon, on n’apprécie pas les lieux trop grands ou trop ouverts. On aime respecter l’espace de chacun. Aux États-Unis, tout le monde peut ouvrir votre porte et venir vous parler. Je n’aime pas ça ! Mais je dois dire qu’un jour, ça m’a quand même aidé. J’étais en train de travailler sur le script dans ce grand aquarium, et j’ai aperçu un type super beau passer dans le couloir. Je suis allé voir la réceptionniste et je lui ai demandé qui était ce putain de bel homme. Elle m’a répondu :

    « Bradley Cooper. C’est un jeune acteur et il a rendez-vous avec Gary. »

    J’ai rencontré Bradley ce jour-là. J’ai tout de suite su qu’il avait un avenir. Après quelques minutes de discussion, Gary et moi l’avons engagé pour Midnight Meat Train.

    Vous avez réalisé en 2018 l’un des segments de l’anthologie Nightmare Cinema, supervisée par Mick Garris.

    Tout est connecté dans ma vie. Quand on a fini Midnight Meat Train, on pensait que le film allait avoir droit à une sortie majeure. Mais il y a eu un scandale chez Lionsgate et la direction a changé du jour au lendemain. Le nouveau patron a tué le film. On était vraiment déprimés : l’ancien distributeur nous avait promis plus de 3000 écrans, à la meilleure période de l’année pour un film d’horreur… On a quand même décidé d’organiser une projection pour l’équipe et les amis. J’ai demandé à mon agent de réserver une belle salle et on a invité tout le monde. Et je crois que c’est Clive qui a invité Mick Garris. Samuel L. Jackson est venu lui aussi, tout le monde a adoré, et à la fin, j’ai donné un petit discours. J’ai dit :

    « Le film aura une vie, et il parlera pour lui-même. »

    On était vraiment très émus. Depuis la scène, j’ai salué tout le monde, un spectateur après l’autre. Et mon regard est finalement tombé sur Mick Garris ! Il a une chevelure très reconnaissable, un look très rock’n’roll. Quand je me suis penché vers lui, il a fait de même, en m’adressant un énorme sourire. Plus tard, je suis allé le voir et je lui ai dit que j’étais un grand fan de son travail. Il m’a répondu :

    « À partir de maintenant, vous faites partie intégrante des Masters of Horror. »

    C’était un honneur ! Nous nous sommes revus assez régulièrement. C’est l’une des rares personnes vraiment gentilles et honnêtes en activité à Hollywood. Je l’adore. À cause de magouilles hollywoodiennes, il a dû arrêter ses séries Masters of Horror et Fear Itself. Il a donc commencé à développer un long-métrage anthologique il y a dix ans, mais le budget a été très difficile à réunir. Les réalisateurs attachés au projet à l’époque n’étaient pas du tout les mêmes. C’est fou de voir à quel point il est difficile de monter un film indépendant, surtout quand on voit tous les étrons préformatés qui arrivent sur Netflix chaque semaine ! Sérieusement, qui finance cette merde ? Bref, le temps a passé, on a eu plein de faux départs, et un jour Mick m’a dit :

    « On le fait enfin, avec Joe Dante, David Slade, Alejandro Brugués et toi ! »

    Il m’a mis en contact avec une scénariste, Sandra Becerril, qui m’a envoyé quelques idées. Une en particulier était complètement folle. Ça commençait dans une ambiance très naïve, et ça partait totalement en couille à la fin ! On formait une sorte d’équipe de baseball ou de football avec les autres réalisateurs. Mick était le coach et moi, j’étais l’attaquant ! Sur Nightmare Cinema, chacun a eu droit à cinq jours de tournage et un budget identique. J’ai proposé d’ouvrir le bal. L’assistant réalisateur était le même pour tous les segments et à la fin, il m’a dit :

    « Ce n’est pas juste. Ton sketch est différent, il y a beaucoup trop d’action et de gore par rapport aux autres ! »

    Justement, c’est pour ça que Mick m’avait engagé. Je ne voulais surtout pas le décevoir ! Effectivement j’avais une énorme scène de combat, et en plus, je devais diriger des gosses et les démembrer à l’écran !

    Or, à Hollywood, il y a une régulation très stricte quand on travaille avec des enfants. Chaque tranche d’âge a le droit de travailler un certain nombre d’heures avant de reprendre les cours. Un jour, je tournais des inserts gore avec l’équipe de KNB. Je leur avais demandé de ramener tous les membres tranchés qu’ils avaient créés pour Kill Bill. Je voulais du sang partout !

    On filmait donc de vraies scènes de cauchemar, dans l’église où John Carpenter avait tourné Fog. À un moment, je suis sorti de l’église remplie de barbaque pour prendre un café, et il y avait tous ces gosses en train de suivre un cours. Sang d’un côté, école de l’autre. Du délire total !

    Votre dernier film, The Doorman, vient de sortir en VOD aux États-Unis.

    Oui, c’est un film d’action à la Piège de cristal, avec Ruby Rose dans le rôle d’une ex-marine qui doit combattre un gang mené par Jean Reno dans un grand hôtel. C’est un concept très simple et une excuse pour réaliser des scènes d’action excitantes.

    À cause de Midnight Meat Train, les producteurs hollywoodiens ont eu tendance à croire que je ne suis qu’un réalisateur d’horreur. J’ai donc voulu leur montrer autre chose. On m’a proposé The Doorman il y a cinq ans, juste après la sortie de Lupin the Third. À l’époque, c’était Katie Holmes qui devait tenir le rôle principal. On a construit les décors, mais comme souvent à Hollywood, le budget s’est effondré juste avant le tournage. Un an plus tard, le producteur est revenu vers moi en me disant qu’il relançait la machine, mais Katie Holmes n’était plus disponible, et on a dû de nouveau attendre. L’année dernière, j’ai casté Ruby Rose, et ça a débloqué la situation.

    On a filmé à Bucarest, dans une ambiance très différente des tournages habituels. Ruby a été incroyable, et j’ai eu la chance de travailler avec Jean Reno, qui est une légende au Japon. Je me suis aussi entouré de techniciens qui me suivent depuis mes débuts ; par exemple, le caméraman principal était déjà présent sur Versus, Azumi et Godzilla: Final Wars. Manque de pot, la sortie en salles de The Doorman a été annulée en raison du coronavirus… Faire du cinéma, c’est un défi sans fin.

    SOURCE: Alexandre Poncet (Mad Movies) 14/10/2020

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    Pier Paolo Pasolini aurait eu 100 ans le 5 mars 2022. Demeure l’œuvre protéiforme de l’enfant terrible des lettres et du cinéma italiens, dont le meurtre jamais élucidé en 1975 continue de nourrir la légende.

    Vous aurez beau lire tous les livres, toutes les analyses, toutes les gloses sur le cinéma de Pier Paolo Pasolini, on oublie souvent de dire à quel point ce cinéma là est bandant. Parce que dans l’interdit, dans la transgression, dans la pagaille, dans le vertige, dans le mystérieux, dans l’incongru, et aussi parce qu’il fait ce qu’il veut.

    C’est du cinéma offensif et libre, comme le veut la formule et, surtout, c’est du cinéma comme on n’en fera jamais plus. Ces films là appartiennent à leur époque, à cette décade prodigieuse des années 70, ils marquent parce qu’ils prennent pas de gants. Du cinéma adulte qui ne correspond qu’aux désirs de son auteur et qui se fout de savoir si ça vous envoûte ou déplait, séduit ou répugne.

    Et l’on souscrit volontiers à la phrase prononcée par Gaspar Noé lors de l’édition DVD du sulfureux Salo ou les 120 journées de Sodome:

    Si Pier Paolo Pasolini n’était pas mort, on l’aurait tué pour avoir fait ça.

    Faites le test en 2022 et les fonctionnaires de la pensée unique lui tomberont dessus. Mais le corps profus laissé par ce poète, écrivain, cinéaste, dramaturge, critique, acteur, journaliste, qui a marqué par la recherche formelle et l’engagement politique, sera plus fort qu’eux.

    C’est avant tout un poète que nous perdons, et les poètes ne sont pas si nombreux dans le monde

    Tels sont les mots de son ami Alberto Moravia, auteur du Mépris, lors des funérailles officielles le 5 novembre 1975, trois jours après sa mort. En une vingtaine d’années d’activité artistique, Pier Paolo Pasolini aurait eu 100 ans le 5 mars 2022. Demeure l’œuvre protéiforme de l’enfant terrible des lettres et du cinéma italiens, dont le meurtre jamais élucidé en 1975 continue de nourrir la légende.

    En une vingtaine d’années d’activité artistique, Pasolini, souvent comparé à Jean Cocteau ou Jean Genet, aura provoqué de violentes controverses face à la critique bourgeoise, la censure chrétienne et la menace néo-fasciste. Ses vers, sa prose, son théâtre, ses films et ses diverses chroniques constituent une poétique sombre dans laquelle ce proche de Godard et Fellini interroge la modernité d’une Italie à la fois millénaire et adolescente.

    Après avoir vu SALO, j’étais choqué. Pendant deux semaines, j’étais malade. Ça m’a bouleversé.
    Michael haneke

    Encore rural et laborieux, le pays découvre l’électroménager, la télévision, la voiture individuelle, mais aussi le chômage, les bidonvilles, le sous-prolétariat.

    Lincoln a aboli l’esclavage, l’Italie l’a rétabli.

    fait dire Pasolini au protagoniste de l’Accattone (le mendiant), son premier film réalisé en 1961 qui traite du «miracolo economico» du point de vue des laissés-pour-compte.

    Pasolini jouit déjà d’une certaine notoriété dans son pays pour ses recueils poétiques (Le rossignol de l’Église catholique, La meilleure jeunesse et surtout Les cendres de Gramsci) quand le cinéma le fait connaître à l’étranger. Passant du réalisme (Accattone, Mamma Roma) à l’adaptation symboliste (Boccace, Sophocle, Sade), il réalisera au total 23 films jusqu’au dernier, Salò ou les 120 jours de Sodome en 1975, qui sortira après sa mort.

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    Sur ce film, un maître en rencontre un autre. Après avoir célébré la jeunesse et l’amour de vivre avec sa Trilogie de la vie (Le Décaméron, Les Contes de Canterbury et Les Mille et Une Nuits), Pasolini fait tout l’inverse dans Salo, ou les 120 journées de Sodome. Non seulement le poète restitue amplement la décadence sadienne jusque dans ses pires recoins, mais son incroyable délocalisation temporelle dans la république de Salo lui sert pour dénoncer la puissance fasciste, où le malheur des uns fait le plaisir des autres.

    Plus que les concours de cul, les polenta qui picotent et les dégustations d’excréments sur porcelaine, le malaise n’est jamais aussi prégnant que lorsqu’il exulte à l’oral dans les scènes d’élocutions des bourreaux, où Sade, du bout de la langue, semble revivre dans une valse immonde. Dans une interview réalisée par nos soins, Michael Haneke n’a jamais oublié sa découverte:

    Je me souviens bien du jour où je l’ai vu. C’était à Munich. Le film était annoncé comme quoi il allait être censuré. Il était diffusé dans sa version originale et c’était un scandale dans la presse. Le soir, tout le monde est entré dans une grande salle de 800 places.
    C’était presque plein au début. Une demi-heure plus tard, la moitié de la salle était partie. Après une heure trente, il y avait trente personnes. A la fin du film, je pense qu’on était cinq ou six.
    Après avoir vu le film, j’étais choqué. Pendant deux semaines, j’étais malade. Ça m’a bouleversé. Et c’est à partir de là que j’ai compris ce qu’était vraiment la violence, la souffrance physique et mentale.
    Naturellement, cela m’a donné envie d’arriver à provoquer cette même décharge. J’ai le DVD de Salo chez moi, je n’ai pas osé le revoir.

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    Pasolini a aussi signé L’évangile selon saint Matthieu (1964), grand prix du jury à la Mostra de Venise, Théorème (1968), Médée (1969) avec Maria Callas, Le Décaméron (1971), primé à Berlin. Ses romans (Les ragazzi, Une vie violente) racontent sa fascination, son attirance pour les jeunes hommes, petites frappes des faubourgs romains au parler si particulier qui lui rappelle la langue du Frioul maternel et ses débuts de poète dialectal. Dans le parabolique Théorème (1968), il pervertit une famille bourgeoise.

    Son cycle romanesque s’achève avec l’inachevé Pétrole dont les révélations contenues dans un chapitre prétendument disparu auraient pu lui valoir sa mort, selon une théorie parmi cent autres. Dans son ultime interview télévisée, accordée le 31 octobre 1975 à Paris, Pasolini résume ainsi une partie de son credo:

    Scandaliser est un droit. Être scandalisé est un plaisir.

    Pasolini est assassiné dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 sur une plage d’Ostie, près de Rome. Il a été roué de coups, puis une Alfa Romeo GT, la sienne ou une autre, est passée sur son corps. Le même jour, Giuseppe “Pino” Pelosi, un prostitué de 17 ans, est arrêté au volant de la voiture de la victime. Il se dit seul coupable, affirmant s’être défendu d’une tentative de viol de la part du réalisateur. Pino Pelosi est condamné l’année suivante à neuf ans et sept mois de prison.

    Pasolini est la victime de ses personnages, une tragédie parfaite, prévue dans ses divers aspects
    Michelangelo Antonioni

    Une dispute qui tourne mal? Un chantage? La main de la pègre ou de l’extrême droite? Près d’un demi-siècle après le meurtre de Pier Paolo Pasolini, cinéaste et écrivain provocateur qui ne manquait pas d’ennemis, le mystère demeure.

    Saura-t-on jamais ce qu’il s’est passé? Probablement pas. Dès le départ, l’enquête a été bâclée, la scène du crime piétinée, les témoins ont perdu la mémoire ou sont passés de vie à trépas. Pour la journaliste et criminologue Simona Zecchi, qui a publié deux livres d’enquête sur cette affaire, les autorités italiennes n’ont jamais eu vraiment la volonté de faire la lumière.
    “L’Italie a un problème avec la vérité, parce que cette vérité a souvent traversé la partie obscure de nos institutions”, estime-t-elle.

    Mis à mort par un jeune homosexuel, le corps de Pasolini retrouvé dans un quartier misérable de la capitale, Pasolini est la victime de ses personnages, une tragédie parfaite, prévue dans ses divers aspects, dira le cinéaste Michelangelo Antonioni.
    Pino Pelosi reviendra en 2005 sur ses aveux, incriminant, sans les identifier, trois inconnus à l’accent sicilien. Il affirmera avoir tu la vérité pour protéger sa famille.

    En 2010, une enquête est rouverte: cinq ADN prélevés sur les vêtements de Pasolini sont exploitables. Mais en 2015, le juge prononce un non-lieu. Sur les cinq profils ADN, un seul a pu être attribué, celui de… Pino Pelosi.
    La présence sur place d’autres voyous la nuit du drame ne fait pourtant aujourd’hui aucun doute. Le nom des frères Borsellino, entre autres, apparaissait déjà en 1975 mais ils n’avaient pas été jugés et sont morts depuis.

    Pour la justice, le dossier est classé. Pour d’autres, amis ou journalistes, l’affaire Pasolini est un «Cold Case». Pino Pelosi n’aurait été que l’instrument d’un complot. Mais un complot ourdi par qui? Pourquoi?

    La grande difficulté, c’est que personne n’était au courant de tout sur toute la chaîne, des exécutants aux commanditaires, il y a eu probablement plusieurs strates,

    explique l’écrivain français René de Ceccatty, son biographe.

    À partir du moment où on accepte que c’était un crime politique, on ne s’étonne pas qu’il y ait autant de brouillard».

    En 1975, l’Italie est plongée dans une vague de violence sans précédent depuis la guerre. Ce sont les années de plomb. Les groupes armés d’extrême gauche pratiquent l’assassinat, des groupuscules néo-fascistes commettent des attentats sanglants. Pasolini est proche du Parti communiste italien, le PCI, qui fera 35% aux législatives de 1976.

    Peu avant sa mort, le réalisateur avait reçu des menaces pour son ultime film Salò ou les 120 journées de Sodome, qui dénonçait de façon féroce la «République sociale italienne» (1943-1945), dernier avatar du fascisme en Italie. Autre hypothèse: dans un chapitre disparu de son livre posthume et inachevé Pétrole, Pasolini devait accuser le patron du groupe énergétique ENI, Eugenio Cefis, d’avoir assassiné son prédécesseur, Enrico Mattei, mort dans un accident d’avion causé par un explosif.

    Là encore, il n’existe aucune preuve formelle. Pour Simona Zecchi, le poète a bien été tué pour ses activités de journaliste. La piste la plus sérieuse, selon elle, est celle de la piazza Fontana, l’attentat néo-fasciste commis à Milan le 12 décembre 1969 et qui avait fait 17 morts et plus de 80 blessés. Le 14 novembre 1974, Pasolini faisait paraître une tribune atomique dans le quotidien Il Corriere della Sera:

    Je connais les noms des responsables< (…) mais je n’ai pas de preuves.

    Reste l’hypothèse d’un chantage. Au mois d’août 1975, des bobines de Salò sont volées à Rome. Pelosi aurait été l’intermédiaire. Les enquêteurs n’y croient pas. Le film était quasiment monté.

    «Le vol n’avait pas représenté un préjudice significatif», conclut l’arrêt de non-lieu de 2015.

    SOURCE: Chaos

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    c’est vrai qu’autant j’adore cet acteur, autant je me méfie avant de choisir un de ses films à regarder …

    comme d’autres acteurs connu (nicolas cage for exemple) il a beaucoup donné dans l’alimentaire ces derniers temps !!

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    INTERVIEW & PHOTO: JEREMIE MARCHETTI

    Western psyché qui aurait chuté dans un pot de peinture, odyssée femme/femme qui patauge dans la gadoue et dark fantaisie aux couleurs du crépuscule, After Blue de Bertrand Mandico (en salles le 16 février) se fraye enfin un chemin dans les salles à pas de loup. Et comme il est de coutume, nous avons voulu tout savoir ou presque sur ce qu’il y avait avant le bleu… et après.

    After Blue et Conan la Barbare (toujours en cours) ont traversé deux années très mouvementées. Tout cela a t-il pu se passer comme prévu ou as-tu rencontré quelques embûches?

    Des embûches inhérentes au cinéma, mais j’ai tourné After Blue in extremis juste avant le premier confinement. Cela correspondait à ma période de montage, on a plongé en apnée dans les images, sur une autre planète. Ça n’a pas empêché certaines péripéties humaines durant le montage.

    Comme tout le monde, j’ai mal vécu le confinement, du moins j’ai été oppressé par le contexte mortifère et l’autoritarisme qui s’est mis en place. Je m’évadais dans ma fantaisie d’anticipation: surpris de voir des liens assez forts entre ce qu’on était en train de traverser et le sous-texte de mon film (virus, écologie, repli communautaire etc.). La vague suivante, c’était durant les finitions d’After Blue et… la gestation du projet Conan la Barbare.

    Là, malgré des répétitions et la construction de décors au Théâtre des Amandiers, sa représentation théâtrale – l’acte 1 du projet, avant le film – a été finalement rendue impossible (en plein 2ᵉ confinement). Le projet s’est transformé en corpus de films. Avec toujours d’étranges échos avec «l’actualité». Je viens de finir de tourner la partie long-métrage de Conan la Barbare et je suis à nouveau en montage, pour un long moment. Donc on peut dire que j’ai eu la chance de pouvoir m’enfouir dans le travail de manière compulsive, dans des mondes fantaisistes qui rentraient étrangement en résonance avec ce que l’on vivait.

    Tu évoques le tournage de After Blue un peu comme ton Apocalypse Now…

    Les lieux de tournages étaient très complexes: on a pourtant tourné en France, en Aquitaine, mais en hiver, en extérieur, dans les endroits les plus sauvages que j’ai pu trouver à une période où la météo était vraiment déchainée. Sur des plages balayées par des fortes intempéries, des forêts avec des pluies diluviennes, dans des anciennes carrières d’ardoises tranchantes jonchées de fosses abyssales, dans des gorges englouties par les eaux; bref, là où on évite de mettre une caméra, une équipe et surtout des actrices…

    On s’appuyait sur des décors préexistants difficiles d’accès, pour y ajouter des constructions extra-terrestres. Nous étions comme sur un bateau ivre pris dans notre océan filmique. Il y a eu aussi les difficultés financières inhérentes à un film d’auteur qui a obtenu des financements de films d’auteurs, et il a fallu alors démultiplier les idées, décupler l’énergie des interprètes, des équipes techniques pour être à la hauteur de nos ambitions. Inventer un prototype onirique. La prise de risque fut énorme pour tout le monde.

    Et justement par rapport à ces restrictions, est-ce que tu as dû sacrifier un peu certaines visions d’After Blue, qu’il s’agisse de paysages ou de créatures, ou au contraire tu as choisi d’aller plus du côté de l’évocation?

    J’ai fait des arrangements avec mon imaginaire et j’ai surfé sur l’impossible. Vu que je n’aime pas recourir à de la post-production pour les effets, tout devait se matérialiser au tournage, sans gommer les fils ou autres coutures. Il a fallu faire en sorte que ça fonctionne, que la sauce prenne, que l’univers s’incarne de façon viscérale. Je me suis contraint par endroits et déployé par ailleurs. J’ai créé un dogme esthétique et ça m’a aidé à trouver la teneur et le rythme du film.

    After Blue a pris le contrôle sur nous tous, le film nous dictait sa loi, il nous a englouti. Nous étions tous sur comme une autre planète. Je suis passé par des moments de doute absolu et des états seconds étourdissants durant la fabrication, surtout la première partie, de tournage en extérieur. Le travail était intense, exigeant. Lorsque l’on est passé en studio (des entrepôts dans la campagne briviste, que l’on surnommait Ecce-citta), il a fallu reproduire et prolonger des extérieurs, les raccorder avec ce que l’on avait filmé, comme le village par exemple…

    Le jeu étant de créer un univers cohérent, exubérant, singulier et jamais parodique. Le film ne cesse de jongler entre studio et décors naturel travaillé, le tout dans la recherche d’une fluidité…

    Après Living Still Life et Ultra-Pulpe, c’est la troisième fois que tu tournes en Scope.

    Pour Living Still Life, c’était un vrai Scope anamorphique, là, c’est ce qu’on appelle le Scope du pauvre, on utilise la moitié du photogramme 35mm, deux perforations, comme le faisaient les Italiens. Format que j’avais utilisé pour Ultra-Pulpe, Extazus et ensuite pour Conan. C’est un format que j’ai appris à aimer, même s’il me donne du fil à retordre pour cadrer. Orson Welles disait que le Scope était juste bon pour filmer les serpents, il avait raison…

    Et je m’évertue à chercher la part reptilienne qui sommeille dans les personnages, les visages, les corps, j’aime les filmer qui glissent et rampent dans les décors, les voir perdre leur mue… C’est le format du sommeil, du rêve et de l’érotisme: ça oblige les acteurs et les actrices à se coucher pour être de plain-pied.

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    Il y a les renvois à Zulawski, et plus particulièrement à son film de SF Sur le globe d’argent, aux peintures de Beksiński, la nationalité des personnages de Roxy et de Kate qui est mise en avant… Est-ce qu’After Blue était pensé comme une lettre d’amour à la Pologne et à sa culture?

    Ce fut surtout le cas avec Boro in the Box, la Pologne irriguait le film. Mais pour After Blue (Paradis Sale), ça reste inconscient. J’ai bien sûr invoqué le fiévreux Sur le Globe d’argent, le cinéma de l’Est et ses visions, en poussant l’Est jusqu’au Japon… Ce qui m’intéresse, c’est la convocation d’une imagerie fantaisiste atypique. Oublier l’académisme nord américain et les lieux communs de la SF qui sclérosent l’imaginaire. Je suis allé voir ailleurs pour m’ouvrir l’esprit, chez Zulawski et Has en Pologne, Fassbinder en Allemagne, Tarkovski et Klimov en Russie, Kobayashi et Miyazaki au Japon…

    De la même façon, je trouvais primordial qu’il y ait des personnages, venus d’ailleurs, assumant leurs accents pour éviter l’idée d’une autarcie française, rance et malvenue. Rien de plus beau qu’un accent, il témoigne d’une non-appartenance, d’un déracinement. Les déracinés font avancer le monde, les enracinés l’empoisonnent. Et sur une autre planète le déracinement est absolu.

    Ce qui me fait penser à une référence pour After Blue: un film tchèque, Fin Août à l’Hôtel Ozone (Jan Schmidt, 1967)
    Il y est aussi question de femmes déracinées, errant dans un monde apocalyptique, dans la nature sauvage, sans hommes, avec une esthétique proche du western. Un très beau film en noir et blanc, malheureusement méconnu. J’avais aussi en tête deux cinéastes anglais, John Boorman et Nicolas Roeg, qui sont des cinéastes que j’affectionne tout particulièrement et qui ont chacun dans leur style abordé la fantaisie et la science-fiction de façon panthéiste et iconique.

    Pour le personnage de Kate Bush, tu es allé chercher Agata Buzek, qui a une présence très forte, très étrange, presque reptilienne. Quel a été ton cheminement pour ce personnage, qui ne ressemble justement pas du tout à la chanteuse?

    Il fallait que ce soit un personnage aussi inquiétant que fascinant, que l’on puisse basculer dans son regard, comme dans un puits, qu’on comprenne l’attraction et la terreur que l’héroïne ressent pour elle. Je voulais un type de beauté vénéneuse : mon cahier des charges c’était Bowie, Kinski, Veruschka… J’ai beaucoup cherché, j’ai vu beaucoup d’actrices intéressantes: il a même été question que ce soit Julia Lanoë/ Rebecca Warrior (qui a fait des essais extras).

    Quant à Agata, je l’avais rencontré bien avant, je l’avais vue dans des pièces de Warlikowski, je n’avais plus de nouvelles et elle est revenue vers moi au moment où il fallait que je tranche, ç’a été une évidence au moment des essais, elle a une puissance extra-terrestre. Un jeu énigmatique avec un tempo très atypique. Elle fait d’ailleurs une «Conan» assez terrifiante dans Conan la Barbare.

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    C’est un personnage qu’on sent volontairement mystérieux, assez pour provoquer ce sillage de fantasmes qu’elle laisse derrière elle…

    Elle devait impressionner durablement. Le vrai patronyme du personnage est Katharina Buschkowsky… Kate Bush est un diminutif qui résonne de façon déroutante, dans l’esprit du spectateur, un résidu de la culture pop dans un monde lointain. Le personnage est une figure qui emprunte à des personnages de la mythologie ou des contes: la Sphinge vorace parlant par énigme ou le génie cruel accordant trois souhaits à qui le délivrera de son enfermement. Kate Bush se sent porteuse d’une mission, surnaturelle, mais dans le fond, son ambition destructrice la rend terriblement humaine.

    C’est un personnage composé de nombreuses strates, tout comme le film… dans lequel sommeille un film fantôme… Elle, elle a un pied dans le monde des morts. À l’origine, il y a quelques années (plus de 17 ans), j’avais écrit un western avec tous les personnages présents dans le film, la même intrigue, la même dynamique, mais à l’opposé du point de vue de la représentation sexuelle. Il n’y avait que des hommes et une seule femme, et celui qui devait incarner le personnage de Kate Bush était Guillaume Depardieu, intense et très engagé dans le projet. Il y avait aussi Katerina Golubeva, qui était une amie. Nous avions fait des essais, je voulais lui faire jouer le rôle principal d’un homme, elle était époustouflante en garçon. Il y avait également Tina Aumont, Maurice Garrel…

    Bref, mon projet a tardé à se faire, j’ai vu quasiment toute la distribution disparaitre, toutes ces personnes que j’aimais beaucoup. Il y a donc eu le deuil d’un projet, le deuil d’acteurs inspirants. Je pensais ne jamais réaliser ce film. Puis, après Les garçons sauvages, j’ai opéré une mutation du script, la transposition du récit dans un monde de fantaisie, de SF aux allures de western au féminin. Malgré le changement de sexe de tous les personnages, je n’ai pas modifié d’un pouce leurs personnalités, c’était très important pour moi ce côté transgenre, en conservant les mots et les caractères initiaux. La nouvelle strate du film, et non la moindre, fut la présence du monde des morts dans le film. Avec tous les fantômes de l’ancien projet, je ne pouvais pas faire autre chose que construire une Chambre verte.

    Il y a un autre personnage qui impressionne dès son entrée, tellement qu’on imaginerait presque un film bien à elle: c’est Veronica Sternberg (incarnée par Vimala Pons). Elle m’évoque beaucoup Sasori et Marilu Tolo dans le Barbe-Bleue de Dmytrik…

    Les vrais modèles sont Josef Von Sternberg et surtout Leonor Fini, peintre sorcière, diva croqueuse d’hommes, toujours affublée de tenues excentriques et de chapeaux surréels. Elle vivait ses étés recluse dans un ancien monastère corse, accessible qu’en bateau. C’est vraiment elle que j’ai convoquée pour créer le personnage de Vimala. La femme Scorpion aussi pour l’austérité de la grande silhouette noire et son chapeau porté comme une vague mortelle, mais aussi les manteaux en fourrure du Grand Silence.

    La fourrure me fait penser d’ailleurs aux westerns américains dépressifs et tardifs, qui m’ont marqués, avec ses beautiful losers, comme ceux dans McCabe & Mrs. Miller, mais c’était plus une référence pour le personnage d’Elina. Veronica Sternberg tient donc aussi son nom de Josef Von Sternberg. Comme lui, elle est artiste incandescente, insupportable pour certains, ambiguë pour d’autres. Von Sternberg enfermait ses héroïnes fatales aux destins brisés dans des décors baroques. Veronica enferme sa/son muse dans son monde. Vimala a su incarner ce personnage iconoclaste avec brio et émotion.

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    Chose assez rare au cinéma, il y a deux voix-off qui se chevauchent, celle de Paula Luna et celle, toujours très marquante de Nathalie Richard, qui est une actrice qu’on a toujours entendu/vu trop peu à mon sens.

    Pour moi, c’est une héritière de Delphine Seyrig, mais Nathalie reste unique. C’est une personnalité très forte, charismatique et c’était important d’avoir cette voix hypnotique en ouverture du film. Et construire le off sur la forme de l’interrogatoire, pour casser l’archétype usuel de la voix off. Dans le film, Nathalie, c’est «la vérité»: on ne sait pas d’où elle vient. Est-ce un juge dans le monde des morts, une intelligence extra-terrestre, une autorité terrienne, ou est-ce un produit de synthèse comme HAL?…

    Dans le choix de cette voix, il y a aussi le souvenir de Max Von Sydow au début de Europa, avec cette hypnose vocale et ferroviaire… Mais l’hypnose passe aussi par la succession de visages féminins, jusqu’à celui de Paula Luna. Qui va accrocher les esprits, par son jeu, sa candeur. Je voulais une actrice capable de regarder le spectateur dans les yeux, une actrice inconnue donnant l’impression d’avoir toujours existé. Paula a une énergie de vie et une jeunesse qui emportent le récit. Là où Elina joue dans un tout autre registre, mère courage/père lâche, engageant son corps dans l’aventure, nimbant son personnage d’humour désespéré, déroutant, marchant au bord du mélodrame, comme on marche au bord d’un précipice.

    Alors que la SF va toujours plus vers une représentation de plus en plus aseptisée, After Blue revient vers une vision plus organique qui était très répandue durant la génération Métal Hurlant. Déjà au moment de Ultra-Pulpe, tu parlais de revenir vers une SF sans ordinateurs.

    Donner des visions futuristes, sans les machines qui encombrent nos esprits, nos mains, nos yeux et nos oreilles. Les machines vont sans doute devenir obsolètes, parce qu’on sera passé à d’autres formes de technologies, on aura des données effervescentes, buvables ou à inhaler. Les jeux chimiques seront directement connectés à nos organes. La communication se fera sans avoir tenu un écran entre les doigts, mais juste en battant des paupières… Ou alors, on sera dans le rejet total des technologies.

    Qui sait, mais pourquoi se contraindre à imaginer une technologie encombrante. Je voulais m’affranchir de certains éléments qui alourdissent les films et font patiner la narration dans un encombrement de données, du techno-verbiage… Et puis il y a l’envie de revenir à l’origine de la SF, ou du moins la SF moderne des années 70. Et son formalisme qui découlait du surréalisme, de l’abstraction ou du symbolisme.

    On voit l’influence des paysages de Max Ernst chez Ballard ou des peintures de Gustave Moreau chez Druillet. Toute cette génération de dessinateurs, d’écrivains, s’est nourrie de l’imaginaire des avant-gardes pour faire exploser l’univers visuel de la SF et ouvrir la porte des visions oniriques. Tout cela a fini par se codifier, dériver se rétrécir et créer une doxa. Quand on voit des films de SF aujourd’hui, il y a toujours les mêmes vaisseaux spatiaux qui passent au-dessus de la caméra avec les mêmes réacteurs…

    Il y a souvent des variations dans le design, mais on reste sur les mêmes figures imposées. J’ai voulu jouer avec la SF, en la combinant avec des influences plastiques contemporaines, le western, l’heroic fantasy, fuir au maximum certaines figures de styles, renouer avec un cinéma trip sensoriel, émotionnel, sexué, le moins «netflixé» possible.

    Tes films sont essentiellement dominés par des actrices. Est-ce que, sans doute comme tu l’avais projeté pour ton western fantôme – T’imagines-tu ne diriger que des comédiens masculins?

    Je n’ai pas fait le vœu de filmer uniquement des actrices. Mais il est vrai que je me suis toujours rêvé, non pas comme un acteur, mais comme une actrice. J’en tire une fascination très Camp, mais un Camp romantique et 1er degré, pas le Camp de l’ironie grotesque. Ce qui me touche chez les actrices: c’est cette idée qu’il est inscrit dans leur ADN artistique, que tout sera toujours plus difficile pour elles que pour les hommes et que leur carrière sera peut-être plus éphémère, car les rôles intéressants proposés aux actrices murissantes se réduisent comme une peau de chagrin.

    Donc, il y a ce plaisir, pour moi, de leur offrir des rôles atypiques, autres, de jouer avec leur image, leur tragédie et autodérision, les transformer de film en film… Mais je ne veux pas faire de généralités, et il y a plein d’acteurs qui me touchent, que je considère d’ailleurs comme de grandes actrices !

    La BO des Garçons Sauvages avait quelque chose de vaporeux, magique et menaçant. Pour Ultra-Pulpe, on était un peu dans l’explosion mélancolique. Mais ici, il y a un sens de l’épique et du grandiose qui détonne totalement. Quelles étaient tes indications à ton compositeur Pierre Desprats?

    Chaque film est un prototype et l’idée avec Pierre était d’aller vers une musique qui pouvait supporter une fresque épique et ésotérique. Donner corps à la planète, au monde des morts, au désarroi des personnages, à leurs pulsions, magnifier les rencontres. On passe avec Pierre par des étapes contradictoires lorsque l’on travaille ensemble, il y a des fausses pistes, des recherches multiples, avant de s’accorder sur le style musical. Je vois la musique comme de l’eau, une rivière qui vient couler sur les roches que sont les plans et qui emporte le spectateur.

    Je donne à Pierre bien sûr des références musicales: musique de films, westerns, morceaux classiques et tubes pop. Ou des indications rythmiques pour certaines séquences: Boléro, montée des chœurs, percussions, le souvenir d’une intro sur un morceau italien… Je démonte sa musique au montage son et Pierre reprise ensuite, réorchestre le tout.

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    Tu joues pas mal avec la pilosité de tes personnages féminins, qui se rasent le cou comme on se taille la barbe. Il y avait une volonté de se moquer un peu du côté très hygiénique des films de sf ou de post-nuke? Des diktats actuels aussi?

    Le poil était très présent dans les western italiens, on peut même dire que le poil et la dilatation des séquences de duel, ont marqué la rupture formelle entre le western européen et le western made in USA. Je voulais que les personnages aient une pilosité extra-terrestre sur After Blue. J’ai eu l’idée de poils qui pousseraient à l’intérieur du corps des hommes (provocant leur mort) et ne pousseraient que dans le cou, ou de façon outrancière sur un bras, une épaule chez les femmes sans pouvoir y remédier.

    Il n’y a que les «porteuses d’ovaires» qui survivent sur cette planète aux règles arbitraires et injustes. J’ai commencé à réfléchir à une esthétique du poil inédite, presque comme un bijou, une ornementation… Les parures de poils viennent se perdre dans les fourrures que portent les personnages. L’alternance de glabre et d’îlots de poils est toujours très troublant, comme un jardin à l’anglaise. Je trouve le poil, beau, progressiste, vecteur de possibilités esthétiques et libertaires, tout autant notre part animale que végétale. Il irise la lumière alors que la peau boit la lumière. Et le corps doit pouvoir se montrer et être goûté, assumé dans tous ses états. Ce qui importe pour moi, c’est de casser les conventions esthétiques et les diktats du genre.

    SOURCE: Chaos Reign.fr

  • Votre Top/Flop de l'année 2021

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    Merci pour ta participation @alain06

  • Application de gestion de collection de films

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    @aerya a dit dans Application de gestion de collection de films :

    C’est surtout que vu le prix d’un BluRay, ça revient assez cher hélas 😕 Sans compter ce qui n’est qu’en VoD et pas en support physique.

    Mais je me garde ton soft dans un coin, j’ai encore quelques clients avec VHS/DVD. Merci du partage.

    Perso ma collection se fait vers les périodes de noël lorsque Cultura fait ses offres spéciales, et ça concerne un large catalogue. Du coup ça ne me revient pas plus cher que ça, après j’achète rarement le tout dernier BluRay sortie à prix fort ^^